Pour les entreprises européennes, les révélations de M. Snowden ont constitué une aubaine. En France, l’argument de la « souveraineté numérique » face à l’espionnage de la NSA a permis de légitimer un investissement de l’Etat, décidé en 2009, de 285 millions d’euros dans deux projets de centres « souverains » de stockage de données. Le projet piloté par Orange comme celui de SFR se soldent pour l’instant par des fiascos commerciaux, et ce alors que plusieurs entreprises françaises, comme OVH ou Gandi, proposent déjà des offres similaires. Pour ces grands acteurs des télécoms, il s’agit en fait de renforcer leur position sur les marchés européens face à la concurrence américaine ou asiatique, en échange d’une collaboration avec les Etats dans leurs activités de surveillance. Tandis que M. Stéphane Richard, président-directeur général d’Orange, fustige Google et ses « données cryptées » qui « partent sur des data centers dont on ignore tout » (Le Point, 11 décembre 2014), M. Michel Combes, dirigeant d’Alcatel, estime qu’il « ne serait pas illogique de permettre aux pouvoirs publics de savoir ce qui se passe sur les réseaux, dans un cadre juridique approprié » (Les Echos, 1er mars 2015).
Quant à juger si la loi sur le renseignement constitue ou non un « cadre juridique approprié », les deux patrons français, comme leurs concurrents américains, se sont jusqu’à présent montrés bien silencieux.
Avec la nouvelle loi, des milliers, voire des dizaines de milliers de policiers et autres fonctionnaires, gendarmes et militaires, rattachés à trois ministres différents, pourront agir en toute impunité. Et, dans l'hypothèse où la personne pistée aurait connaissance de ces surveillances et se sentirait victime d'une mesure injustifiée, elle pourrait saisir le Conseil d’État, pour un « jugement » couvert par le secret-défense dans lequel l'avocat ne semble pas avoir sa place.
C’est quand même étonnant, non !
Mais le plus frappant reste à venir.
Tous ces gens, demain, pourraient entrer chez vous, chez moi, en douce, avec de fausses clés, de jour comme de nuit, pour y placer de minuscules bidules afin de nous surveiller au sein de notre intimité. Avec, je le suppose, des instructions précises : si cela devient trop hard, prière de détourner les yeux.
Or l’inviolabilité du domicile est une marque de respect. Derrière cette porte, c’est ma vie. C’est d’ailleurs une norme de rang constitutionnel rattachée à la liberté individuelle (décision du Conseil constitutionnel n° 83-164 du 29 décembre 1983) et une règle fixée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’article 76 de la Constitution de la République française du 22 frimaire An VIII énonce clairement ce principe fondamental du droit français : « La maison de toute personne habitant le territoire français est un asile inviolable. Pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique. » Il existe des heures légales qui déterminent en quelque sorte l’heure du jour (6 heures) et l’heure de la nuit (21 heures). Le principe de ces heures légales s’applique aux perquisitions (c. pr. pén., art. 59), aux mandats (art.134) ou à l’exécution d’une peine d’emprisonnement (art. 716-5). Et, le fait pour une personne dépositaire de l’autorité publique de s’introduire ou de tenter de s’introduire dans le domicile d’autrui, hormis les cas prévus par la loi, est un délit puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende (c. pén., art. 432-8).
Et je peux vous dire qu’il y a quelques dizaines d’années, tous les flics respectaient ce principe. Même si parfois leur montre n’était pas tout à fait à l’heure… La puissance publique s’honorait en sacralisant le domicile des citoyens, l’endroit où chacun exerce pleinement sa vie privée. Ces dernières années, le sacre est tombé et les exceptions s’accumulent, mais jusqu’à présent c’était sous le contrôle des juges.
Avec la nouvelle loi, autant laisser sa porte ouverte. Quelle rétrogression !