Le philosophe Bernard Stiegler définit la révolution numérique autour de la notion de publication et de ses significations sociétales. L'Internet et le Web sont porteurs de potentialités inouïes, pas encore mesurées. Mais ce processus a fait l'objet d'une capture par de grandes compagnies des États-Unis qui mettent en péril nos sociétés. Bernard Stiegler convoque les mythes grecs, et leur historien Jean-Pierre Vernant, pour clarifier les enjeux de l'affaire Snowden.
Ce billet est un résumé enrichi de ce que j'ai dit ou aurait voulu dire lors de TEDxToulon le 18 octobre.
Le Web est devenu une télévision dont l'audience est principalement répartie sur les 9 « chaînes » suivantes :
Facebook
Twitter
Instagram
Google
Wikipédia
Amazon
Github
Youtube
eBay
Cela m'attriste et compte-tenu de mon métier m'amène à me questionner sur les raisons de ce que je considère comme un échec dans le passage d'un réseau distribué et collaboratif à une centralisation massive et individualisante. La transformation d'un système d'échange de savoirs en une plateforme dédiée à la consommation d'information.
http://tedxtoulon.com/
http://thetransitioner.org/Intelligence_Collective_Revolution_Invisible_JFNoubel.pdf
Ce matin, le Conseil National du Numérique remettait à Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique, son avis et un rapport sur la neutralité du Net. En tant que membre du groupe de travail Neutralité du Net, j'étais convié à cette présentation, où l'avis du CNNum a été présenté.
[...]
L'avis
On retiendra de l'avis que :
La neutralité du Net est menacée par les pratiques de filtrage, de censure, de ralentissement et de blocage ;
Pour être protégée, la neutralité du net doit être intégrée dans la loi française, avec une valeur quasi-constitutionnelle ;
Le CNN propose donc une solution visant à modifier la loi de 1986, posant ainsi le principe de neutralité du Net. Les modifications recommandées sont :
changer le titre de la loi de 1986 pour l'intituler "loi relative à la liberté d'expression et de communication » et non pas seulement « loi relative à la liberté de communication".
dans le deuxième alinéa de l'article premier de la loi de 1986, indiquer : "La neutralité des réseaux de communication, des infrastructures et des services d’accès et de communication ouverts au public par voie électronique garantit l’accès à l’information et aux moyens d’expression à des conditions non-discriminatoires, équitables et transparentes."[1]
Trois autres points importants dans l'avis :
En tant que liberté fondamentale, son application doit être contrôlée directement par le juge (comprendre : pas de justice privée par les intermédiaires techniques)
A travers la liberté de communication et d’expression, le principe de neutralité valorise la liberté de création et d’innovation, et contribue à la citoyenneté numérique. (partie qui justifie l'avis et est amplement développée dans le rapport)
Son application doit être continuellement adaptée à l’innovation technologique, à la transition économique et à l’évolution des usages, notamment en direction des mobiles, du pair à pair et des objets connectés. (On va au delà de la neutralité des "tuyaux", en l'étendant aux "services d'accès". La neutralité des tuyaux est bien comprise. Il va par contre falloir définir ces services d'accès avant de déclarer leur neutralité).
Neutralité limitée aux tuyaux ou au-delà ?
Il y a un point qui a provoqué beaucoup de discussions au sein du CNNum, c'est de savoir s'il fallait se limiter à la neutralité des réseaux de communication ouverts au public ou s'il fallait étendre cela aux "service d'accès aux autres services". J'étais en faveur d'une réglementation a minima, focalisée sur la neutralité des réseaux, mais le consensus au sein du CNNum l'a emporté en faveur de l'inclusion des services d'accès aux autres services. L'idée est que ces services d'accès aux autres services sont de facto une extension logicielle des tuyaux. Ainsi, au lieu de légiférer pour protéger une neutralité qui est historique, on cherche à définir une voie vers la neutralité de ces services d'accès aux autres services. C'est une approche plus audacieuse, plus orientée vers le futur, et c'est celle qui a été choisie. Le choix d'une approche plus limitée aurait aussi eu comme défaut de se focaliser uniquement sur les fournisseurs d'accès à Internet, qui sont français, en laissant toute liberté aux acteurs internationaux qui gèrent les services d'accès. Une telle approche limiterait probablement les chances qu'une telle loi de passer en l'état...
[...]
Voir le CNNum voter à l'unanimité en faveur de cet avis est un signal fort.
J'espère que le législateur va implémenter ce que nous recommandons, et que ça va donner à la France une impulsion pro-Internet qui sera en contraste fort avec les lois sur Internet qui faisaient parler de nous à l'international (HADOPI, LOPPSI et avant DADVSI).
Le rapport, dont l'intérêt est d'expliquer l'enjeu de l'avis est un plaidoyer en faveur d'un Internet Libre et Ouvert. On y retrouve des concepts chers aux "barbus de l'Internet", dont l'excellent Benjamin Bayart, que je remercie ici pour avoir pris le temps de mettre sa réflexion par écrit, ce qui m'a permis de la diffuser au sein du CNNum pour alimenter nos discussions. On retrouve donc dans le rapport la notion d'"Innovation sans permis", ou l'idée que les adresses IP sont égales en droit (il n'y a pas d'adresses "spéciales pour les serveurs" et d'autres "spéciales pour les clients").
On retrouve aussi des idées communes à Bernard Stiegler[2] et moi quant à la nouvelle révolution industrielle et la participation de tous à la métamorphose numérique de la société, idées que partagent beaucoup de Libristes et de défenseurs des libertés des citoyens sur Internet.
Au final, cet avis et ce rapport nous auront fait travailler sous la pression, mais pour obtenir un résultat qui est au delà de mes espérances :
L'unanimité du conseil
Une recommandation qui met la neutralité quasiment au niveau constitutionnel
La prise en compte des contraintes des acteurs économiques
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Le billet de Tristan ajoute d'autre liens vers les documents en pdf, et une très bonne revue de presse qui couvre le sujet
A lire, écouter assurément
Nous vous informons que l’Institut de recherche et d’innovation accueillera le 16 octobre prochain une journée d'information de la Commission Européenne au cours de laquelle interviendront, avec nombre d’autres participants, le matin Bernard Stiegler, et l’après midi, Philippe Aigrin, en vue de présenter les enjeux de cette action et les opportunités de financements offertes par la plate-forme CAPS. Présentations et discussion se feront en anglais.