C’est le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) qui a remis l’idée du panoptique au goût du jour avec son livre Surveiller et punir paru en 1975. Foucault étend l’idée à d’autres lieux que la prison et l’usine, comme par exemple l’école et l’hôpital. Cela fait dire au philosophe Gilles Deleuze (1925 - 1995) : La formule abstraite du Panoptisme n’est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque. » Voilà, tout est dit : en faisant croire aux gens qu’ils sont observés en permanence, on arrive à leur imposer une façon de se comporter.
Francetv info a interrogé Tristan Nitot, membre du Conseil national du numérique, blogueur et auteur d'un livre à paraître sur le contrôle des données personnelles, sur les menaces liées à ce projet de loi. [...] Deux points me semblent fondamentalement gênants. Premièrement, cette surveillance n'est pas ciblée : on ne surveille pas quelqu'un en particulier, on surveille la population dans son ensemble. Et l'utilisateur ne sait pas s'il est observé. Cela pose problème car de nombreux textes de loi fondamentaux affirment qu'on a le droit à son intimité et au secret de ses communications. Le deuxième aspect inquiétant est que cette surveillance des comportements suspects est exercée par un algorithme. Qu’est-ce que c’est qu’un comportement suspect ? Regarder le sens du mot "jihad" sur Wikipedia sera-t-il suspect, par exemple ? Je n'en sais rien, et le fonctionnement du logiciel qui le décide est secret. On sera surveillé pour des comportements suspects, déviants, qui ne sont pas clairement définis, et qui vont évoluer avec le temps. [...] Le gouvernement a plusieurs arguments sur le thème "ne craignez rien braves gens, vous pouvez dormir tranquilles" [...] Il n’est pas facile d’expliquer aux gens pourquoi la vie privée est importante, mais telle quelle, cette réforme va affecter tout le monde au quotidien. On ne peut pas préjuger de ce que sera le gouvernement de la France, pas forcément en 2017, mais en 2030, par exemple. [...] C’est ce que j’appelle "la théorie de la brèche" : à partir du moment où on creuse un trou dans un barrage, l’eau s’y engouffre et on ne peut plus l’arrêter. Regardez ce qui s'est passé avec le blocage administratif des sites internet : au départ, il vise les sites terroristes, mais il y a trois semaines, un député a lancé, en pleine Assemblée, qu’il fallait bloquer les sites qui insultent les élus. Et cette semaine, c'était l'interdiction des sites faisant la promotion de l'anorexie qui était en débat. [...] Si vous placez un IMSI-catcher à la Gare du Nord à Paris, par exemple, vous êtes capable de connaître tous les allers-retours des gens qui y passent, via leur téléphone. [...] par principe, l’écoute de masse n’est pas bonne. Elle est nuisible pour la démocratie.
Cela fait des mois, des années même, que le sujet du contrôle de nos données dans un monde connecté me titille, me démange. Autant de temps que j’ai passé à lire des articles sur les différents aspects du sujet pour le défricher, à accumuler du savoir, à rester parfois avec mes questionnements. A constater qu’autour de moi les gens ont un mal fou à comprendre ce que deviennent leurs données, tiraillés entre paranoïa et l’impression de ne pouvoir rien y faire.
Bien sûr, je relaye sur mon blog des liens vers des articles sur ce sujet, encourageant d’autres geeks à lire sur ce sujet, à faire passer le message. J’ai lancé une série de rencontres et de conférences, les Meetups décentralisation du Net pour essayer de s’attaquer collectivement au problème.
Mais j’ai envie d’aller plus loin quand je réalise que même si je ne suis pas un grand intellectuel, j’ai une compréhension de l’informatique qui me permet de comprendre le problème et, si j’en crois mes interlocuteurs, un petit talent pédagogique. C’est ainsi que m’est venue l’envie d’écrire un livre sur le sujet. J’ai commencé à le faire. Mais il me manque la pression, le soutien et le retour qu’apportent les lecteurs d’un blog. Aussi, après avoir écrit près de la moitié du livre, j’ai besoin de cette énergie, et j’ai donc décidé de publier un brouillon du livre ici, sur le Standblog, dans une série de billets, Flicage-brouillon[1], en espérant que l’interaction avec les lecteurs m’aidera à faire un meilleur travail pour l’apprenti écrivain que je suis.
Mais avant de commencer, il est important de préciser ce qu’est ce livre, et ce qu’il n’est pas.
Ce livre a pour vocation d’expliquer et de démystifier ce qui est fait de nos données sur Internet. Il va expliquer pourquoi il est important que nous retenions un certain contrôle sur nos données. Il va expliquer comment nous avons perdu le contrôle sur nos données, et il va explorer quelques pistes faciles à mettre en oeuvre pour reprendre au moins partiellement ce contrôle, si nécessaire à mes yeux sur le long terme.
En terme d’audience, il est destiné au ‘’power-users’’, les ‘’geeks-mais-pas-trop’’ qui aiment l’informatique, qui sont souvent utilisés par leurs proches pour faire du support technique informatique (si c’est à vous que votre tante passe un coup de fil quand son Internet est cassé, ce livre vous est probablement destiné). Pourquoi eux ? Parce que ce sont les mêmes qui ont, il y a 10 ans, installé Firefox en masse sur les ordinateurs équipés d’Internet Explorer. En leur fournissant une info facile à comprendre, à reprendre, à expliquer, j’espère toucher une masse critique d’utilisateurs qui voudraient reprendre le contrôle de leurs données mais ne savent pas encore comment faire.
Par contre, ce livre n’est pas un manuel qui vous permettra d’agir de façon anonyme sur Internet ou de vous cacher d’un Etat dont la police secrète veut votre peau. Il existe d’excellents ouvrages pour ça, à commencer par le Guide d’autodéfense numérique, ou le livre de Martin Untersinger Anonymat sur Internet.
Sans plus attendre, je vous invite à lire le brouillon de ce livre au fur et à mesure de sa publication et à réagir en cas de contre-vérité (ou de faute de grammaire !).
Au delà de l’envie d’écrire ce livre, je ressens une véritable urgence à le faire. Je compte sur toi, cher lecteur, pour m’aider dans cette tâche !
Ce matin, le Conseil National du Numérique remettait à Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des PME, de l'Innovation et de l'Économie numérique, son avis et un rapport sur la neutralité du Net. En tant que membre du groupe de travail Neutralité du Net, j'étais convié à cette présentation, où l'avis du CNNum a été présenté.
[...]
L'avis
On retiendra de l'avis que :
La neutralité du Net est menacée par les pratiques de filtrage, de censure, de ralentissement et de blocage ;
Pour être protégée, la neutralité du net doit être intégrée dans la loi française, avec une valeur quasi-constitutionnelle ;
Le CNN propose donc une solution visant à modifier la loi de 1986, posant ainsi le principe de neutralité du Net. Les modifications recommandées sont :
changer le titre de la loi de 1986 pour l'intituler "loi relative à la liberté d'expression et de communication » et non pas seulement « loi relative à la liberté de communication".
dans le deuxième alinéa de l'article premier de la loi de 1986, indiquer : "La neutralité des réseaux de communication, des infrastructures et des services d’accès et de communication ouverts au public par voie électronique garantit l’accès à l’information et aux moyens d’expression à des conditions non-discriminatoires, équitables et transparentes."[1]
Trois autres points importants dans l'avis :
En tant que liberté fondamentale, son application doit être contrôlée directement par le juge (comprendre : pas de justice privée par les intermédiaires techniques)
A travers la liberté de communication et d’expression, le principe de neutralité valorise la liberté de création et d’innovation, et contribue à la citoyenneté numérique. (partie qui justifie l'avis et est amplement développée dans le rapport)
Son application doit être continuellement adaptée à l’innovation technologique, à la transition économique et à l’évolution des usages, notamment en direction des mobiles, du pair à pair et des objets connectés. (On va au delà de la neutralité des "tuyaux", en l'étendant aux "services d'accès". La neutralité des tuyaux est bien comprise. Il va par contre falloir définir ces services d'accès avant de déclarer leur neutralité).
Neutralité limitée aux tuyaux ou au-delà ?
Il y a un point qui a provoqué beaucoup de discussions au sein du CNNum, c'est de savoir s'il fallait se limiter à la neutralité des réseaux de communication ouverts au public ou s'il fallait étendre cela aux "service d'accès aux autres services". J'étais en faveur d'une réglementation a minima, focalisée sur la neutralité des réseaux, mais le consensus au sein du CNNum l'a emporté en faveur de l'inclusion des services d'accès aux autres services. L'idée est que ces services d'accès aux autres services sont de facto une extension logicielle des tuyaux. Ainsi, au lieu de légiférer pour protéger une neutralité qui est historique, on cherche à définir une voie vers la neutralité de ces services d'accès aux autres services. C'est une approche plus audacieuse, plus orientée vers le futur, et c'est celle qui a été choisie. Le choix d'une approche plus limitée aurait aussi eu comme défaut de se focaliser uniquement sur les fournisseurs d'accès à Internet, qui sont français, en laissant toute liberté aux acteurs internationaux qui gèrent les services d'accès. Une telle approche limiterait probablement les chances qu'une telle loi de passer en l'état...
[...]
Voir le CNNum voter à l'unanimité en faveur de cet avis est un signal fort.
J'espère que le législateur va implémenter ce que nous recommandons, et que ça va donner à la France une impulsion pro-Internet qui sera en contraste fort avec les lois sur Internet qui faisaient parler de nous à l'international (HADOPI, LOPPSI et avant DADVSI).
Le rapport, dont l'intérêt est d'expliquer l'enjeu de l'avis est un plaidoyer en faveur d'un Internet Libre et Ouvert. On y retrouve des concepts chers aux "barbus de l'Internet", dont l'excellent Benjamin Bayart, que je remercie ici pour avoir pris le temps de mettre sa réflexion par écrit, ce qui m'a permis de la diffuser au sein du CNNum pour alimenter nos discussions. On retrouve donc dans le rapport la notion d'"Innovation sans permis", ou l'idée que les adresses IP sont égales en droit (il n'y a pas d'adresses "spéciales pour les serveurs" et d'autres "spéciales pour les clients").
On retrouve aussi des idées communes à Bernard Stiegler[2] et moi quant à la nouvelle révolution industrielle et la participation de tous à la métamorphose numérique de la société, idées que partagent beaucoup de Libristes et de défenseurs des libertés des citoyens sur Internet.
Au final, cet avis et ce rapport nous auront fait travailler sous la pression, mais pour obtenir un résultat qui est au delà de mes espérances :
L'unanimité du conseil
Une recommandation qui met la neutralité quasiment au niveau constitutionnel
La prise en compte des contraintes des acteurs économiques
===========================================================================================================================
Le billet de Tristan ajoute d'autre liens vers les documents en pdf, et une très bonne revue de presse qui couvre le sujet
Comme Bercy l’avait annoncé en janvier, la ministre Fleur Pellerin a officiellement accusé réception mardi 12 mars de l’avis du Conseil national du numérique (CNN) relatif à la neutralité du Net. Adoptée à l’unanimité le 1er mars par le CNN désormais présidé par Benoît Thieulin (La Netscouade), cette réflexion est basée sur un rapport du groupe de travail dirigé par Christine Balagué (Renaissance Numérique) et composé de : Serge Abiteboul (INRIA), Tristan Nitot (Mozilla), Marc Tessier (Forum des Images), Jean-Baptiste Rudelle (Criteo), Jean-Baptiste Soufron (secrétaire général du CNN) et Bernard Stiegler (IRI). Malgré les atermoiements de l’exécutif français, le CNN préconise d’inscrire dans la législation nationale la neutralité d’Internet, soit l’accès non filtré à l’ensemble des sources, contenus et services disponibles en ligne.